<h1>Noelfic</h1>

[Confédération][2] Rêves Mécaniques


Par : Gregor

Genre : Science-Fiction , Action

Status : Terminée

Note :


Chapitre 19

Publié le 28/12/12 à 10:05:44 par Gregor

9.

Un éclair zébra le ciel lourd d’humidité, illuminant le creux encore fumant de la vallée. La canopée paraissait bien terne après les longues averses qui avaient détrempé des arbres grands comme des cathédrales, leurs riches parfums aux accents d’épices s’étant dissipés depuis quelques heures déjà. Il ne restait plus que le souffle doux du vent, qui se renforçait déjà et annonçait une reprise de l’activité de la tempête.

En contrebas de la vallée, les bâtiments encore debout avaient aussi triste mine que la forêt environnante. Les teintes blanches, neutres, semblaient salies par le temps, reflets atténués d’un ciel déchaîné. Parfois, on devinait la traînée d’un incendie, rectiligne et plus sombre, maculant les surfaces de motifs sinistres. Williamsburg, si elle avait résisté à de multiples assauts, n’offrait plus qu’une apparence de coquille vide et morte. Et si la pluie avait fait disparaître les relents de la nature, elle avait aussi contribué à repousser bien loin l’âcre odeur des corps morts, du sang cuits, des tripes répandus dans la boue. Williamsburg, joyaux maculés de sang, exhalait la sombre aura de la guerre de tous côtés.
La navette, frêle chaloupe aérienne qui filait droite et raide, n'offrait pas beaucoup plus que cela à regarder. Les holos aux teintes bleutés grésillaient, tandis qu'un pilote s'apprêtait à atterrir, nous avertissant sommairement, trop concentré pour être poli. Je soupirai, m'assis. Attendre, encore un peu, que les acteurs de cette scène s'échangent quelques mots, que le petit habitacle en forme d'hémisphère se pose parfaitement, sur le terrain rouge sang lardé de traînées plus sombres, dans une boue bien collante. Attendre que la porte s'ouvre, dans ses bruissements métalliques, car peu entretenue, et offre l'image d'un paradis perdu quelque part par ici, si loin de la Terre, si loin de tout en fait.

Les saluts furent courtois, mais rapides. Le commandant de Williamsburg, un certain Koray Baüt, se tenait bien raide. Âgé d'une quarantaine d'années, bien bâti, quoique visiblement usé par la fatigue, son corps semblait prêt à rompre. Il y avait de quoi. En nous dirigeant vers le poste de commandement, j'apprenais de sa bouche que la situation dégénérait à peu près complètement, et qu'il ne pourrait sans doute pas tenir bien longtemps. Il ne lui restait plus qu'une quarantaine d'hommes, certes bien équipés encore, mais face à vingt bagnards prêts à tout, surtout à faire un maximum de dégâts. Le peu de réponses de ma part semblait l'inquiéter plus encore, je le rassurais du mieux possible. L’échec était une vision malsaine et irresponsable. Il me dévisagea, me rappelant mon statut e de subalterne. Je marquai le pas, le saluait, m'excusais. Nos marques prises, il indiqua à l'un de ses hommes de me faire patienter dans le mess. Détail insignifiant : il ne saurait pas, jusqu'au moment de la rencontre, quelle serait ma véritable mission. Était-ce vraiment problématique après tout ? Il ne maîtrisait pas la situation, laissant à ses subordonnés certains aspects délicats qu'il aurait nécessairement dû régler lui-même. Je ne pouvais imaginer quelles seraient les conséquences à un tel désastre, mais il apparaissait clairement qu'il venait sans doute de marquer une très longue pause dans son ascension sociale.
Il faudrait des coupables. Si les rebelles constituaient la base solide et publique de ce drame, en coulisse, bon nombre d'officiers allaient passer des heures difficiles. J'espérais simplement ne jamais devoir en faire partie.
Je repensais à Benito, soudain conscient qu'il n'était pas si loin, et pourtant déjà part dans un ailleurs très vaporeux et très peu accessible, là où la conscience se perdait, hésitante, entre le rêve et le délire. Je revoyais son sourire plus cruel, plus tendu, juste avant le départ. Son pas hésitant aussi, amaigri et tremblotant à souhait. Ses bras décharnés le portaient le long des murs, fantôme gisant à la verticale, plus jaune et terrorisé que jamais, entre les surfaces trop blanches et trop propres du secteur médical. Cyrillqui, à la faveur des rayonnements exotiques, développait une forme atypique de syndrome d'irradiation aiguë, trop mortelle pour être soigné, mais trop lente pour tuer efficacement. Son agonie, prolongée par le savoir-faire des cybernautes et sa volonté de rester debout, touchait malgré tout à sa fin. Trop faible, trop dangereusement arrivé au seuil réellement tolérable des limites de sa condition. Homme de chair à l'esprit trop cynique, il souriait, juste en face de moi, dans cette chambre qu'il observait en écarquillant les yeux.
Je n'avais pas pu ni su m’asseoir à côté. J'étais resté, distant, au fond opposé de ce grand cube blanc, éblouissant, trop timide ou trop responsable. Il ne me dévisageait pourtant pas, trop occupé à happer l'air en grande inspiration, longue, sifflante. Mais la haine, la gêne des intimités partagées, ressortait plus vivace que jamais.
Il n'avait pas perdu sa verve. Ou du moins, ce fut ce qu'il voulut que je pense.
— Voilà où ça nous a menés, Gregor.
Il ricana
— Benito, je suis vraiment désolé pour tout ça … Je ne voulais pas que …
— Que quoi. Que je sois blessé ? Y pouvais-tu quelque chose ? As-tu seulement contrôlé quoi que ce soit depuis que nous sommes arrivés sur Prima ?
Je restai silencieux, crispai les mâchoires. Cyrillreprit.
— Tout était prévu. Je savais que je ne pourrais pas revenir de cette mission tel que j'y étais arrivé. Je savais que j'allais perdre mon corps. Que j'allais peut-être mourir même. Mais il fallait le faire.
— Parce que tu voulais être Inquisiteur, c'est ça, Cyrill?
J'avais haussé la voix, retrouvé une contenance.
— Tu ne pourrais pas comprendre …
— Ne pas comprendre ? Ne pas comprendre quoi, Cyrill? Mais as-tu seulement considéré que je puisse comprendre quelque chose depuis le jour où tu as commencé à me fréquenter ? Alors oui, j'ai sans doute pêché aux yeux du Dieu-Machine, peut-être suis-je un félon qui sert dans l'unique but de retourner dans mon camp d'origine … Oui, pour l'instant, peut-être ai-je tué simplement pour te convaincre toi, pour t'aider à te convaincre que tout avait un but bien noir, bien sale et bien dérangeant, tandis que toi, ô sage Benito, tu mettais en jeu ta vie de petit homme bien droit dans ses bottes, argumentant son courage immense par l'automutilation de ton corps ? Mais quel est donc ce monde, Cyrill? Je n'ai pas l'impression de le connaître …
— Tu n'as pas le droit de porter de telles accusations ! s'emporta-t-il brusquement.
— Pas plus que toi en vérité. Tu n'es même pas un membre à part entière de l'Ordre Inquisitorial. Comment pourrais-je te respecter alors que tu as choisi de me cracher à la figure ?
Il se redressa, voulut répliquer, mais ne put retenir une quinte de toux, projetant de fines gouttelettes de sang qui s'étalèrent, grasses et lourdes, sur le drap déjà maculé lui couvrant les jambes.
— Gregor, parvint-il finalement à glisser, je ne pouvais pas savoir que tu étais sincère…
— Tes excuses ne changeront rien, Benito. J'en ai déjà informé l'amiral, ainsi que le Commandus Magnus. Il s'est étonné d'avoir un tel compte-rendu sur ta personne. Il te pensait plus mesuré, moins … fanatique.
— La foi est toujours un fanatisme vu de l'extérieur, ironisa-t-il. Personne ne pourrait comprendre ça mieux que mes frères d'armes. Et surtout pas toi … Même si, c'est vrai, je me suis lourdement trompé à ton sujet. Tu as tué cet homme sans trembler, sans hésiter. Je pensais devoir l'achever moi-même, et peut-être qu'à l'avenir, je devrais accorder un peu plus de crédit à tes propos.
Il secoua la tête.
— Excuse-moi, je ne voulais pas paraître si mesquin … J'ai entendu trop de choses à ton sujet. Trop de choses mauvaises … Et puis cette mission …
— Trouverais-tu soudainement tout un tas de prétextes pour présenter tes excuses ?
— Gregor … Il se pourrait que je me sois quelque peu… égaré dans nos échanges. Je ne pensais pas à mal, vraiment.
— Les sanctions s'annoncent, et maintenant tu voudrais me faire sortir les mouchoirs ?
Je soupirai, baissai la tête. Cyrillmaintenait le silence par pure maladresse. Je songeais, un court instant, qu'il n'avait sans doute connu que la pensée violente et manichéenne des Inquisiteurs. S'il avait été choisi à un âge très jeune, devais-je l'en tenir responsable ? Au sein même de la Confédération, la philosophie de cet ordre était un sujet de discorde. Les services rendus valaient-ils vraiment la peine de voir évoluer de tels guerriers de la pensée, si agressifs et arrogants qu'ils mettaient à mal une cohérence difficile à trouver, notamment au sein des armées ? J'aurais été curieux de connaître le point de vue du Commandus Magnus.
— Gregor … Gregor, je … J'ai eu un comportement vraiment indigne. Tu ne méritais pas que je te traite ainsi, alors que tu es simplement … différent. Je ne pouvais pas vraiment savoir, ni anticiper. Même si tu ne veux pas de mes excuses, accepte au moins que je te bénisse pour la suite.
Il semblait sincère, les yeux rouges, la voix incertaine. Je me levai, trop gêné d'avoir provoqué une brèche dans sa carapace, trop heureux aussi de voir un rare instant d'humanité sur son visage, même si l'angoisse qui sourdait me renvoyait de désagréables souvenirs.
— Benito, commençai-je en m'agenouillant prêt du lit, fais-moi simplement la promesse que nous nous reverrons, en rentrant, et que nous pourrons en parler à tête reposée. Je ne voudrais pas que nous nous quittions sur un tel malentendu.
Il sourit doucement, hocha la tête. Je mis une main paternelle sur son épaule, le berçant doucement. Pour la première fois, je prenais conscience de sa fragilité physique, tout autant que des imperfections de sa réflexion jeune, trop innocente et pourtant déjà couverte du plomb brûlant de la doctrine Mécaniste. Cyrilln'avait pas plus de vingt-cinq ans. Il allait se sacrifier, il le savait parfaitement. Une boule me noua la gorge.
— Nous nous reverrons, Gregor. Tu as ma parole. Même si je serais un peu … différent.
Trop peiné pour soutenir encore son regard, je préférai sortir, retenant une larme. Ce fut la seule fois où je le plaignais sincèrement.

Quelques heures s'étaient écoulés, il devait être dans une stase de conservation, trop esseulé dans un silence médical, forcé, luttant comme un soldat contre sa propre guerre. Il aurait sincèrement été peiné par la tournure des choses, par cette mollesse, que soudain je ne voulais pas cautionner. Je soufflai, entamant de de patienter de longues heures. La fin de matinée changea le temps pour de bon.

Je pris mes quartiers dans le mess. La décoration était inexistante, seul une longue table en acier et deux bancs occupait son espace central. Ce grand vide limité par de hauts rectangles blancs et rugueux formant des murs, s'ouvrait en deux grandes baies sur les montagnes alentours, la lumière déclinant au rythme des nuages lourds et prêts à crever. Face aux ouvertures, quelques marchent descendaient sur un terrain couvert d'herbes hautes, ballet de pointes souples qui la nature, à peine plus colorée que la pièce. L'homme qui était censé m'informer dans cette attente douloureuse avait préféré la compagnie des éléments déchaîné, portant lui aussi son regard vers le ciel, accroupi et bienheureux solitaire sous les torrents qui crissaient et détrempaient tous ce qui pouvait l'être. Loin, sur les hauteurs, quelques éclairs zébraient et se disputaient l'éclat d'une glace immaculée, restes d'un hiver part voilà de longs mois. Je songeai au vent, puis à la pluie, qui roulait des rochers aux arbres trop gris sous la tempête, monochrome déprimant qui luisait de cette eau, glacée. J'attendais, de longues minutes, son retour. Il hésitait. Il savait que la conversation serait d'une platitude morbide, à peine moins tragique que celle d'un condamné à mort. Même si la gloire se mêlait aux idées les plus cruelles, l'héroïsme latent n'était qu'un lot de consolation.
J'ai cru que nous n'aimions pas les héros. Il me déçut dès qu'il ouvrit la bouche.
— Capitaine Mac Mordan ?
— Sergent ?
— Capitaine… Je me demandais comment vous étiez venu jusqu'ici.
Je souris.
— En navette, sergent.
Il rit, très légèrement, et semblait gêné.
— Dans la Confédération, mon capitaine. Je veux dire, pas comment vous êtes devenu un… un cyborg, mais qu'est-ce qui vous a réellement poussé. Je crois que c'est d'usage commun de savoir que vous étiez un rebelle, en Écosse si je ne me trompe pas… Mais avant ?
Le pauvre garçon, une vingtaine d'années encore fleuries, malgré sa gêne évidente, tenait une sorte de curiosité qui me désarçonna, que j’appréciais aussitôt. À peine quelques implants visibles, mais je revoyais un jeune homme blond, le regard aussi délavé que la morale, dans cette ville pourrissante d’Édimbourg.
— Sergent, c'est une question délicate, vous savez …
— Je ne voulais surtout pas vous offenser mon capitaine, bredouilla-t-il.
— Il n'y a pas d'offenses là-dedans. C'est très pertinent, et un peu culotté. J'apprécie la démarche, vraiment. Alors, je vais vous dire vraiment ce qui m'a mené jusque dans nos rangs.

Mais par où commencer ? Par cette journée de printemps brumeuse, qui s'éternisait sur les ardoises et les pavés glissants, dans les derniers moments libres ? Oui, c'était sans doute le mieux à faire. Dans cet Édimbourg trop insouciant, dans les passants de Princes Street, où l'on ne voyait pas les tours à moitié effondrées et recouvertes de lierre de Saint Mary, loin vers la mer du Nord . Dans les idées trop jeunes et trop insignifiantes, déambulant dans cette foule pressée, mais si légère, si éphémère. Les quelques passants qui me bousculaient ne faisant pas chavirer le navire de ma volonté et, déjà brave capitaine, je fendais le flot de visage, sourire timide et devises en poche, cherchant distraitement cette adresse, dans l'après-midi finissante, qui se couvrait de quelques éclairages faiblards. Se presser le long de belles vitrines et de immeubles victoriens encore debout, miracle des pierres qui grisonnaient tranquillement, au creux des porches et des fenêtres où quelques plantes vertes s’époumonaient dans le bruit familier de la ville.
Il y avait cette soirée, prévue depuis longtemps. Je voulais m'accorder une pause dans les études, oublier juste un soir les cours et le poids du quotidien. Oublier le mélange des études et de la Confédération, des sélections drastiques, de l'avenir écrit en gros nuages gris aussi sombre que du brouillard, parce qu'il n'y avait rien que l'attente stérile derrière. Avec Johan, c'était beaucoup plus simple. De cinq ans ma cadette, elle savait toujours où et quand être dans ce genre de situation. Un vrai plaisir, bien charnelle et réellement amoureux pourtant, nous habitait. Voilà plusieurs mois, bientôt un an, qu'on se quittait plus. La revoir ce soir, au même titre que des drogues violentes que je connaissais parfois trop bien, me ravissait.
L'adresse se précisant, je m'arrêtai quelques instants, respirant les odeurs d'huiles et de mer, levant la tête vers le gris. Pas de soleil, ni même une pointe de ciel un peu plus bleu, non, rien que cette purée compacte qui bouche la lumière. Je voulais vraiment qu'il fasse beau, parce que c'était le printemps, et qu'il y avait des balcons, là où je devais aller. Profiter de la nuit sur ces morceaux de fer courbés et graciles, cigarette et bouteilles en mains, revivre comme un été trop vite fané, trop vite passé.
Et revoir Johan dans cette robe. Pour cette seule excuse, j'accepte de porter un peu de MD—7, poudre grise à rêves qui vaut trop cher pour simplement s'en sortir avec une amande, en cas de contrôle. Mais cette conséquence n'était qu'une hypothèse lointaine, comme la ville de New York dont les souvenirs et les images persistaient bien plus longtemps que la présence des ruines qui l'avaient remplacé.
L'adresse, enfin. Des jeunes gens se pressaient, de bonne humeur, le long du perron et des marches en marbre qui mènent au hall d'entrée. Les baies arrondies peintes en blanche diffusaient déjà cette lumière jaune et mauve qui habiterait alors, pour quelques heures, mon cœur et mon esprit trop sérieux pour être vraiment détendu. Le MD—7 revit Johan, qui se servit allègrement, vendant à bon prix le reste, assurant son loyer, m'embrassant au passage. Nous dansions, plus tard, quelque part entre deux gros canapés en cuir fané, sur ce parquet trop sombre et ce plafond trop clair, déjà ailleurs, quelque part dans ce monde dédoublé ou soudain, virage ascendant, nous décollions pour les étoiles. Mon corps chût, pas moi. Je volais sur la poussière de l'Univers, frôlant des planètes vives et mortes, taches de couleurs découpées sur l'Infini. Musique ou pas, je ne comprenais plus grand-chose. Je vis Johan, plus loin, beaucoup plus loin, dans la couleur qui naissait d'un trou noir. Tout pétillait, tout s'accélérait. Pour mieux exploser, avec Johan, à côté de tout ça. Je continuais de regarder, de voir cette vague venue du fond des temps pour recouvrir la grève du présent avec cette substance trop grise, trop fade, comme le brouillard. Du froid, très vite et trop fort, qui surprit mes sens. Sensation de noyade, d'étouffement.

La fête est finie. Nous nous réveillions, les uns après les autres, dans les vestiges de l’ascension soudain devenus mauvaise chute en forme de larme et d'angoisse. Je constatais des vomissements étalés sur des habits maculés de transpirations, les miens. Un long filet de bave courrait de ma bouche à mes mains. La nausée me reprit. Tournant la tête, laissant le flot jaillir, je la vis trop tard. Johan, pupilles contractées, le visage tordu dans l'ivresse absolue. Fatale Johan, morte en forme de fleur éclatée, dont on aurait arraché les pétales. Je ne compris pas de suite. On me fit m’asseoir, me promettre de ne rien dire, car sinon, ça pouvait très mal finir. Surtout pour moi. « Le MD était coupé Gregor, tu sais ce que ça veut dire ? » Non, pas encore. Je ne savais pas encore que Johan était morte. Voilà pourquoi on l'avait retiré de ma vue. Il fallait faire comme si c'était un accident. Moi, je vomissais encore, trop embrumé, encore étourdi par le souvenir des couleurs trop éclatantes, pire que le sourire de Johan. Johan ? Je ne le voyais plus. « Elle est malade Gregor… Elle a dit qu'elle irait à Leith ». Je la rejoindrais, même si je savais au fond que personne ne la reverrait, surtout pas moi.
J'ai vu des photos, plus tard. Noires et blanches, des tâches qui dessinaient un corps ravagé par l'effet vasodilatateur. Des bosses, des œdèmes, les yeux révulsés. Personne n'a pris la peine de refermer l'ouvrage des jours et des sentiments, comme si le bleu trop fade et trop délavé ne pouvait jamais s'éteindre, ne jamais se perdre. Johan est morte, sur photo au moins. Mais pas ailleurs.
Même à Leith, sur la plage, elle semble encore dormir. Je ne compris pas pourquoi on l'avait abandonné sur la plage. « Embrasse là donc, Gregor… Tu sais, elle t'aime vraiment beaucoup ». Pour quoi faire, « Fais le Gregor… C'est encore … compliqué, tu sais ». Je ne réalise pas. C'eut été trop simple, trop rapide. Alors, on me fait revenir à la voiture. « Ouais, elle reviendra vite, Gregor… Elle ne t'abandonnera pas ».
C'était presque trop simple. Moi, avec ces quelques photos bien explicites, hébété, dans cette voiture rouillée qui bringuebala jusqu'à Princes Street. L'après-midi, encore, le soleil en prime brillait bien haut. Relent de soirée. Mais où est encore passé Johan ? « Ne t'en fais pas, tu comprendras vite Gregor… Tu as la tête solide… Il suffira juste d'avoir les idées claires ». Oui, mais, je ne peux pas vraiment comprendre… Elle n'est pas morte au moins ? « Tu comprendras, vraiment, un jour ».
Les personnes de la plage me plantèrent ici. Il fallait remonter à l'appartement. Le trottoir tanguant sacrément, je rallongeai en conséquence mon parcours, pour atterrir au point de la nuit sur la maison abîmée de ma mère. Un sommeil sans rêves dura jusqu'au surlendemain. Un enquêteur à la porte, on vint me voir. Ma mère, trop prévenante et trop peureuse, laissa faire. « Johan Russel est morte. On a retrouvé son corps. On sait qui vous étiez pour elle. Vous savez Gregor, il va vraiment falloir nous aider. Ça peut très mal se finir. Pour vous, pour votre famille ». J'acquiesçai. Que faire d'autre ? Je fus convoqué, trop secoué pour pleurer, trop touché pour être vraiment conscient de ce qu'il se passait. Les dépositions elles-mêmes ne me laissèrent aucune trace, simplement la sensation d'avoir eu l'esprit passé dans un rouleau compresseur dont le seul but fut de ne me donner la pire migraine imaginable. Oui, Johan est morte, Gregor. Et petit à petit, pendant ces quelques heures, tu revois comment ton nez a atterri dans le caniveau à emmerdes. Il faut donc fuir, en sachant que ta pauvre mère va sans doute payer les pots cassés. Une solution ignoble et lâche. Il faudra songer à avoir plus de verve, de conviction la prochaine fois. Ne pas se laisser avoir avoir par les sentiments.
Mais Johan est morte, dans cette nuit de Princes Street. Et je sais que je ne pourrais jamais remplacer sa présence.

— C'est à cause de ça, mon capitaine ?
J'acquiesçai, le fixant sans vraiment le regarder.
— C'est sans doute trop compliqué pour être compris sergent. Je ne sais même pas si on peut appeler ça une motivation… Et vous ?
Réponse tac au tac, il ne se déconfit pas. L'ancienne Ukraine étant devenu un charnier, et choisir entre la guerre ou la famine n'était pas une question décente. On avait placé le sergent, un gamin encore, auprès des soldats confédérés, se promettant qu'on le retrouverait plus tard. Famille éclatée, le père avait fini par se suicider, la mère par disparaître purement et simplement. Deux autres frères, dans sa situation, l'un resté sur Terre et dont l'ascension sociale avait de quoi le rassurer. Le sergent irait le voir, s'il pouvait. S'il rentrait surtout.
A nouveau, le silence s'installa. Je regardai l'heure, chiffres abstraits sur un fond décoloré. Je laissai mes coudes retomber sur le bois abîmé de la table. Baissant la tête, je remarquai avec stupeur que personne n'était venu. Personne n'avait eu la décence de rester, à part le sergent.
— Mon capitaine, il va falloir y aller …
— Je sais, sergent, je sais …

L'orage avait cessé, temporairement. La route était devenue une étendue ocre et grasse, moins poussiéreuse, mais plus impraticable que le tarmac fumant où s'était posée la navette. Le commandant Baüt s'est assuré de l'impression qu'il ferait. Raide dans une tenue d'apparat soigneusement taillée et agrafée, le pas rapide, il gardait la tête penchée. J'essayai de lui arracher quelques mots, sans succès. Nielsen avait dû le contacter, l'informer de la situation, sans doute confirmer également ses craintes quant à d’éventuelles sanctions. J'aurais presque eu envie de le plaindre. Williamsburg ne ressemblait plus qu'à un décor calciné que la pluie n'arrivait pas à récurer. Les bâtiments s'étiraient aussi tristes et semblables qu'à Franklin, plus petits et plus simples cependant. Pas plus de cadavres à empiler ou d'odeurs nauséeuses, tout avait été lavé par la pluie. Une flaque, je l'enjambai avec insistance et concentration. Éviter de penser à la rencontre qui se dessine tout au bout de cette rue improbable, et c'était déjà rester un peu plus vivant. Trois cents mètres, encore, je ressentis un fond d'angoisse. Impossible de réussir totalement, trop de paramètres étaient incertains. Comment passer outre le nombre incertain d'ennemis ? Deux cent cinquante mètres. La drogue était un poison trop fragile, trop instable, et la noyer dans des esters n’était pas la meilleure façon de la conserver active. Le cybernaute m'avait bien prévenu, mais il n'avait pas mieux hélas à bord. Obtenir des quantités suffisantes de l'agent actif en recueillant des sucs sur un plan micellaire relevait du miracle. Il n'y avait eu aucun test in vivo, simplement des simulations très fines. Des effets dévastateurs en théories, qu'il ne faudra pas utiliser trop vite ou trop doucement dans la mine. Deux cents mètres. On pouvait distinguer des silhouettes, six au total. L'une plus grande que les autres, le visage barré par un cache—œil grossier. Pieuvre humaine alanguie dans la terre, douze mains et douze jambes tendues, douze yeux plus ou moins présents, plus ou moins précis. Voici donc mes geôliers, plantés en un mur dont il ne fallait pas espérer autre chose que des coups et des brimades. Cent cinquante mètres. Baüt se racla la gorge, dériva son regard, essayant de sourire. Les mots se coinçaient dans sa bouche. Pour dire quoi de toute façon ? Qu'il était désolé ? Nielsen avait bien fait de l'avertir en haut lieu. Il barrait ainsi la route au sentimentalisme. Cent mètres. Il n'était pas sûr que tout se finisse vite, à défaut d'être une réussite. Si la mine sautait ? Les visages de ces six hommes sinistres se dessinaient plus précis, plus hideux que jamais. L'eau leur dégoulinait du crâne, tous avaient des implants, au moins un membre cybernétique. Une main, un bras, une jambe. Les chuintements étaient différents des nôtres. Cinquante mètres. Tout le monde cessa d'avancer. Rapport de force en cours, chacun s'épiait sans s'en cacher. Un souffle de vent, une rafale qui balaya les visages, ruisselants de sueurs et de peurs.
Tout était bouclé depuis plusieurs minutes. Je n'avais même plus envie de fuir. Il faudrait simplement serrer un peu plus les dents, passer l'épisode désagréable.
Un homme se détacha du groupe de rebelles, suivit d'un autre. Un soldat confédéré au visage contusionné, mené par un bagnard frêle et désabusé, les lèvres descendues en un rictus délicat et acide. Il fallut que je m'avance, je m’exécutai.
Le point de rencontre étant au centre de la route, il était impossible de s'ignorer, de se feindre. Alors, lorsque mon geôlier libéra sa prise de guerre avec laquelle j'échangeai rapidement un sourire triste, nous nous sommes fixés, sans rien dire, dix, peut—être vingt secondes. « Baisse les yeux, sale con, car tu viens de perdre ta liberté. On vient de t'échanger avec un de tes semblables, ni pire ni meilleur, et tu risques d'y passer dans cette mine. Tu sais très bien que les négociations tournent très mal depuis une douzaine d'heures, qu'on est acculé bien au fond du terrier, prêt à sacrifier le bien commun ». Pas la peine de s’interpeller, de s'agresser. Tout était déjà dit comme ça. Il eut le malheur de me regarder, une seconde fois. Juste assez longtemps pour que je l’assassine, en quelques syllabes taillées à la hache.
— Personne ne ressortira vivant de cette sale affaire.
Chose étrange, cela l'amusa. Juste assez pour qu'il me cogne d'un coup de pied dans le dos, que je tombe dans la boue, me relève sans rien dire. J'oubliai déjà la jolie mise en scène, alors que les parois granuleuses de la mine nous engloutissaient, et que la lumière chamarrée de Prima se faisait oublier au rythme de nos pas.

— Franck … Je m'appelle Franck. Je ne sais pas si ça t’intéresse de le savoir, mais ça me semblait important … Question de respect.
— Du respect ? Du respect, vraiment ?
Voilà donc mon geôlier. Un jeune et brave garçon de vingt, peut-être vingt-deux ans, qui ne pouvait s'empêcher de parler. Je l'avais fixé avec une hargne non dissimulée à plusieurs reprises, alors que nous avancions dans le labyrinthe trop symétrique de la mine, il ne s'était jamais interrompu. Dans la simplicité de ses phrases transpirait sa candeur, sa naïveté insultante pour la situation. Je m'étonnais de le voir si peu cybernétisé, à peine porteur d'un implant oculaire et deux avant—bras modifiés pour les travaux miniers. Cela ne l'empêchait pas de sourire, de plaisanter, comme si la peine qui l'avait conduit ici n'avait jamais existé, qu'il était encore un adolescent insouciant, inconstant. Un enfant n'aurait pas eu un comportement si différent. Cela m'agaçait fortement.
— Quel respect ? repris-je. Quel respect dans l'attitude de tes semblables ?
— Pourtant, nous sommes tous des cyborgs dans cette mine.
— Écoute Franck … Tu es jeune, tu es insupportable, mais je serais fortement peiné qu'il t'arrive malheur en défendant une cause perdue.
— Comment t'appelles—tu ?
Je soupirai. Franck n'était visiblement pas en état de comprendre quoi que ce soit d'un peu sérieux. Je m'étonnai qu'on m'ait confié à sa garde.
— Gregor Mac Mordan, capitaine confédéré au sein de l'Aube de l'Espérance.
— L'énorme vaisseau qui est entré en orbite ?
— Oui, celui-là … Franck, je ne sais pas si tu saisis la gravité de la situation. Vous allez vous faire massacrer par les troupes confédérées. Il n'y aura pas de survivants si toi et tes … amis persistent à tenir la mine.
— Pas de survivants ?
Première accroche. Franck détourna son regard, je le fixai. Je ne devais plus lâcher.
— Oui Franck. Il n'y aura pas un seul survivant si ça continue comme ça.
— Mais … Pourtant … On m'avait dit que ...
— Qui a dit quoi, Franck ? C'est important que je le sache.
Il se rembrunit, changea de ton.
— C'est un piège, Gregor … Tu voudrais que je te dise qui fait quoi ?
— Franck, sois réaliste … Comment pourrais-je me servir de ce genre d'informations ? Il y a des brouilleurs aux entrées de la mine … Je ne peux même pas me servir des indicateurs de positionnements pour me situer. Je n'ai pas un seul millilitre de nanite sur moi … Franchement, je ne vois pas quoi faire.
Il tordit ses mains, se tracassant plus vite que la première fois.
— Gregor, je ne veux pas mourir.
— Je sais Franck. C'est pour cela qu'il faut qu'on sorte d'ici au plus vite.
Quitte ou double. Il fallait qu'il morde à l’appât.
— On me rattrapera à l’extérieur … J'ai une image de traître.
— La peine sera revue en fonction des circonstances. Je pourrais témoigner en ta faveur … Alors maintenant, libère-moi, Franck.
Il hésitait, trop longtemps. L'indécision se faisait plus papable dans l'impasse qui me servait de geôle, et sous l’éclairage faiblard, le visage encore rond et poupon de Franck se déformait en une grimace hideuse.
— Libère-moi, Franck, répétai-je.
— Je ...
Je commandai aux cartouches bourrées de drogues logées dans mes avant—bras de se mettre en marche. Un léger chuintement interrogea le regard de Franck, qui détourna la tête, inquiet.
— C'était quoi ce bruit ?
— Rien de bien important.
La dosimétrie m'indiquait la nette progression de la quantité de neurotoxines disponible. Les concentrations mortelles furent rapidement dépassées. Franck finit par venir vers moi, s’accroupit, me libérant de mes entraves. Je regardais mes poignets, aussi luisants qu'ils pouvaient l'être, puis Franck. Il comprit.
— Je ne vais pas te tuer.
— Dis-moi simplement qu'il ne m'arrivera rien, Gregor.
Je hochai la tête.
— Montre-moi une de tes épaules.
Il tremblait comme une feuille. D'un geste sûr, je déchirai le semblant de chemise qui lui couvrait le torse, et plantait une courte aiguille dans les muscles contracturés qui se nouaient comme du bois, au creux de ses épaules. Il tressaillit, siffla entre ses dents, et tomba à terre lorsque je retirai le fin dispositif métallique.
— Tu avais dit que ...
— C'est un antidote Franck. Je ne voudrais surtout pas que tu te trouves en mauvaise posture quand il faudra que je … passe à l'action.
Cela ne le rassura pas, comme je m'en doutais. Il se releva doucement, je l'épaulai. Notre marche pouvait commencer

Dans la nébuleuse des couloirs, nous avancions. À pas feutrés, tendus dans nos corps qui n'en étaient plus vraiment, insolents du silence et flétris dans nos idées. La mort en bout de lame est idée qui fait mouche au sein de l'Humanité depuis des siècles de siècles. Je n'avais pas la prétention d'y déroger.
Un bruit, soudain audible et troublant notre voyage vers le cœur des mines, et puis la ronde grisante d'une épée qui s'en allait prendre une vie, souple et rigide, toujours fugace. Le sang s'accumulait, grésillant, le métal chauffé se répandant en trace mercurielle et bouillonnante. Une autre passa, nous récoltions cinq pauvres hommes malchanceux, et l'ambiance se troublait d'autant plus. Les insurgés encore vivants ou libres savaient que ma capture n'était plus une victoire aussi nette et tranchée qu'ils l'auraient souhaité.
Franck, parfois, grimaçait. La peur était difficilement supportable, disait—il. Cela me peinait sincèrement de le voir dans cet état, les crispations de son visage dévoilant une musculature fine, mais puissante, une beauté arrachée. L'air ds galeries lui donnait la nausée, soulevant son cœur et ses cheveux bien gras, bien noirs et épais, traînant son pas dans une poussière acide. Qui l'avait fait venir ici ? La question me taraudait longtemps. Lui poser me semblait être la dernière solution de bon sens. Il ne fallait pas qu'il craque, pas encore tout du moins.
Ce furent les visages qui restèrent le plus longtemps comme imprimés contre mes rétines. Les yeux, les bouches, les nez, les pommettes, les barbes ou leurs absences, les cheveux, les mentons et les cicatrices, les imperfections et les imprécisions, les bosses, les grains, les points constituant une farandole trop bariolée pour avoir simplement existé ailleurs que dans mon esprit. Saisir la mort était un exercice aussi difficile parce qu'il n'était que trop humain. Quand le mouvement se suspendait, quand le fil de mon arme ôtait, dans l'espace infini qu'était devenue une seconde, je me forçais à regarder en silence la stupéfaction de la disparition s'abattre. Sur eux, et surtout sur moi. L'honneur imbibait l'air comme un parfum enivrant. Et dans la moiteur de la mine, toujours, nous avançons. À deux, puis à trois, finalement cinq, quand d'autres hommes furent tombés dans le piège de la neurotoxine et de l'antidote qui va avec. L'un d'eux, Elias, me haïssait avec force injures et gestes déplacés. Il comprenait, à la différence de Franck, que je n'allais pas vraiment faire cesser le calvaire. Que ce qu'il l'attendait en ressortant n'avait rien à voir avec une délivrance, simplement un retour forcé dans les rangs, même si le lieu était différent. Une tragédie se jouait—elle toujours sur la même scène, m'avait—il demandé cyniquement. Non, bien sûr que non, puisque ce n'est pas une tragédie. La vie se révélait bien pire que le drame théâtral.
Elias n'en fut pas moins loyal. Il n'hésita pas un instant à tuer ses compagnons d'armes, trop préoccupé par la façon dont il pouvait prouver qu'au fond, il n'avait fait que s'amuser et qu'il était très capable, très adulte, et retournerait bien une fois encore son jeu. Il savait qu'on serait bien forcé de tenir de compte de ce « retour à la raison », aussi dégueulasse qu'il soit au final.
Elias frappa fort. Surtout quand nous avions sût où se trouvait le nœud central de toute cette informe bouillie grise et noire, commandée par un imbécile heureux d'un autre genre que Franck. Un suicidaire cette fois—ci, sois disant prêt à mourir pour sa cause. Ce fut là qu'Elias frappa fort. Physiquement. En logeant une balle dans la tête de chacun des deux hommes qui protégeaient celui qui peu de temps se faisait encore appeler chef. Il n'a rien dit, il n'a pas crié, il a tiré, aussi simplement qu'il respirait ou qu'il mangeait. Le chef, en revanche, est aussitôt devenu livide, tremblant, reculant dans la pièce, grande, mais vide, vers le seul appendice technologique qui l'habitait. Qu'espérait-il, sincèrement ? Qu'espérais-je aussi ?
Nous ne faisons alors face, moi bien en avant des autres hommes, tendu et trop majestueux pour être honnête. Lui, ratatiné, accroupis presque, suintait la peur de tout son être. Que faire d'autre ? Nous nous faisions face, le regard porté bien haut comme un étendard. Personne n'est trop dupe, il faut cependant mettre des formes. Mon épée resurgissant alors, elle éclaira d'un éclat livide son pauvre visage, trop maigre, trop résigné.
— Gregor Mac Mordan, commença-t-il, en retrouvant un semblant de contenance. La trahison est un parfum très piquant, non ? Une insupportable...
— Ce n'est plus l'heure des jugements. Ni même de rendre des comptes.
— Alors, pourquoi venir ?
— J'ai une mission.
Je prenais conscience de ma contradiction. Mais je ne pouvais pas faire demi—tour, ni tenter de répondre. Les informations sur cette cible défilaient, et un sentiment de puissance m'envahissait progressivement. Le fil de mon arme s'en trouvait plus vif, plus électrique. Mon corps se tendait, ou du moins, il m'en donnait la sensation.
— Une mission ?
Il ricana, cracha par terre.
— Une mission, répéta-t-il. Une sale besogne qui devrait vite se finir. Pour toi, pour moi, pour ceux qui ne sont pas encore morts…
— Faire exploser les charges est inutile.
— J'ai encore l'espoir d'être assez rapide et assez inconscient pour y arriver, Gregor.
— Vaclaw, franchement…
— Arrêtons ça deux minutes Gregor. Tout est terminé.
Il se saisit d'un objet rectangulaire, gros comme une carte. Pas d'expression de triomphalisme, ni de défaitisme d'ailleurs. Juste la conviction qu'il serait trop malin, trop rapide, que la partie était jouée, qu'il avait la main.
Je bondis. Juste assez vite pour trancher dans le vif, sectionnant son bras gauche à hauteur de coude. Son bras mécanique, qui s'irisa comme mille soleils en retombant, couverts de métal fondu et parcourus d'étincelles. Il n'eut pas le temps de réagir, de comprendre. La lame remontant vers l'épaule fendit la carapace d'acier, mordait comme une mâchoire bouillante la surface dure, immobile, court-circuitant des systèmes de mobilisations. Je pivotai, me retirai en emportant l'objet de notre convoitise, pomme de discorde aussi brillante qu'un miroir, que j'écrasai sans remords.
— Tout est terminé, Vaclaw. La rébellion n'était qu'une illusion abjecte…
— Une belle illusion qu'il faut faire durer encore un peu.
— Jeu de dupes.
— Tout le monde a été trompé dans cette histoire. Surtout nous, la belle populace bien servile et aimable. Mais c'est terminé, Gregor.
Il sourit, l'air mauvais. Je compris. Le leurre avait bien fonctionné, et je ne pourrais pas faire autrement que le tuer. Les charges explosives furent soudain plus proches, plus dangereuses. La mort frôlait la vie, là, dans cette pièce trop froide et trop sombre, où le visage de mon blessé s'illumine dans les spectres invisibles de couleurs reconstitués.
Il n'y aurait pas d’échappatoire.
Les neurotoxines étaient encore là, en quantité importante, théoriquement mortelle. Le temps de réfléchir était un luxe voilà quelques secondes à peine, maintenant il devenait inenvisageable. Le geste fut automatique, précis, indélébile. Le sacrifice, seule évidence, me traversa l'esprit au moment même où les trappes de mes avant—bras lâchaient le poison. Le loup hurlant de cette mort, nuage verdâtre qui se répandit aussitôt, ne laissait aucune perspective joyeuse. Vaclaw hurla, se raidit, se convulsa. Je tombai à la renverse dans ce brouillard trop dense pour être crédible, palpable. J'entendais le loup hurler dans mes veines, brûlant mon œil et ma peau, trop acide, trop soudain.
Tout était terminé.

On avance dans le noir. Je chute sur une pierre, me relève non sans mal. Une ampoule traîne dans le ciel. Trop blanche pour être convaincante, je l'oublie très vite. Le noir reprend ses droits, ses marques. On ne va pas vers quelque chose de clair, de défini. Il faut juste avancer.
On s'arrête, très soudainement. Je me rends vraiment compte de la présence des autres à ce moment-là. Je chute, dans le vide cette fois. Les pieds au—dessus de la tête, le regard porté vers un ciel sans étoile, vers un soleil qui n'existe pas. Il n'a jamais été qu'une idée trop chaude, trop lumineuse. Les autres, eux, ont déjà disparu. Il ne me reste que le souffle coupé pour compagnon.
Choc, lumière.
La couleur reprend ses droits, pas la vie. Mille ans passent en un instant. Les morts se succèdent comme autant de feuilles sur un chemin d'automne. Le soleil brûle tout, il s'échauffe, disparaît aussi vite qu'il est apparu. Les couleurs restent, la lumière aussi. Je suis debout à nouveau. Je cours. Je cours très vite, tout droit. Un grand carré, bien plat, bien lisse, sur lequel les couleurs dansent, se déplace en silence. Le carré a quatre bords bien net, tranchant comme des rasoirs. Mille ans ont passés en une seconde, voilà quatre cents siècles déjà que le soleil est mort. Il est temps, vraiment de partir. D'aller ailleurs. Le plat, la bordure, le vide. Je crie, je pars. Je tombe. Mille ans passeront encore. Les couleurs, elles, resteront.

Commentaires

Sarezzo

24/05/11 à 02:35:16

T'as changé de pseudo ? :noel:

Ah, j'avais oublié, ôte ces foutues majuscules pour les verbes de parole, tu en as même mis après une virgule *_*

Antidote est ton ami ^^

Gregor

24/05/11 à 01:03:56

Bah je crois que j'aurais besoin, donc c'est avec grand plaisir que je lis ton avis, te remercie de ta lecture et te contacterais pour bosser sur le personnage de benito :-) .

Sarezzo

24/05/11 à 00:35:12

Fail; "si jamais tu n'es pas certain du comportement qu'il adopterait n'hésite pas à me demander"

Sarezzo

24/05/11 à 00:33:36

J'ai été surpris de voir que tu avais repris si vite mon petit inquisiteur italien :hap: . Je l'ai toutefois trouvé un peu insipide, en fait il n'est pas aussi pédant mais cynique (et sanguin aussi). Si jamais tu hésites n'hésite pas à me demander :ange:

Sinon l'ensemble des phrases est grippé; elles sont comme des rouages un peu vieux et qui n'auraient pas servis depuis un temps, mais je pense que la forme va revenir ^^.

Et si tu pouvais poster des chapitres plus long :ange:

maxarus

19/09/10 à 18:35:56

J'avais un peu laissé sur le bord rêve mécanique mais c'est vraiment sympa :noel:

Bon c'est un peu dur mais après tout on est pas des tapet... merde non non j'ai rien dit . Non sérieux c'est toujours aussi bien écrit c'est violent et c'est beau en même temps donc au lieu de nous casser les couilles fais une sweet vite enflure :noel: !!!

GriganDerkel68

13/09/10 à 20:13:28

Owi je need la suite :bave:

Droran

12/09/10 à 23:30:36

Ah ok l'inculte :noel:

Pseudo supprimé

12/09/10 à 19:24:22

" La condition sine qua non étant..."

:gne: :noel:

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